Décoder les langages
En quoi consiste la linguistique ? Anne Abeillé répond à cette question dans un article paru récemment : « La linguistique moderne étudie la compétence langagière, c’est-à-dire les règles implicites que les locuteurs ont dans la tête, à l’oral et à l’écrit ». Son travail de recherche a consisté notamment à analyser les articles du journal Le Monde afin de constituer une base de données grammaticale, considérée comme une référence aujourd’hui. Elle s’est également intéressée au traitement automatique des langues dans le but de faire « comprendre » aux ordinateurs ce qui est écrit. Les moteurs de recherche et les correcteurs d’orthographe que l’on utilise tous les jours ne seraient pas aussi efficaces sans le travail des linguistes.
Un laboratoire ouvert d’esprit et collaboratif
Le laboratoire compte trente chercheurs permanents qui abordent des sujets très variés, cela va d’une étude de terrain sur les langues aborigènes, à une étude diachronique depuis les anciens hiéroglyphes jusqu’au copte, une étude comparée des relatives du mandarin et du cantonais… Le laboratoire compte une cinquantaine de doctorants venus du monde entier. "Paris est devenu la capitale internationale de la linguistique. Dans le laboratoire, nous étudions plus de 70 langues différentes". Anne Abeillé a notamment dirigé deux doctorats sur la syntaxe du créole mauricien, une langue à base lexicale française parlée à l’île Maurice, mais dont la grammaire s’est développée sui generis à partir du XVIIIe siècle, et qui commence tout juste à être reconnue comme une langue à part entière et enseignée en tant que telle.
Depuis une dizaine d’années, Anne Abeillé avec sa consœur, Danièle Godard s’attèlent à un projet colossal : la rédaction d’Une Grande Grammaire du français. Cet ouvrage, qui sera publié en 2017 chez Actes Sud, a pour objectif de faire la synthèse du savoir accumulé par les linguistes sur le français, et de dresser un état des lieux de la variété des usages contemporains, en France mais aussi dans d’autres pays francophones. « Ce projet réunit une cinquantaine d’auteurs, il prend en compte aussi bien les textes littéraires que le français parlé. C’est la grande différence avec un livre comme Le bon usage de Maurice Grevisse publié en 1936, qui s’appuyait essentiellement sur les écrits des grands écrivains ».
Depuis 2011, elle est une membre active du Labex Empirical Foundations of Linguistics (EFL) qui réunit une dizaine de laboratoires de la Comue Sorbonne Paris Cité. Dans ce cadre, elle mène des études empiriques, en dépouillant de gros corpus, écrits et oraux, et expérimentales, en collaboration avec des psycholinguistes, sur des phénomènes variés comme les phrases dites incomplètes, ou elliptiques, en français, les contextes d’emploi des différents types de questions totales (Vous viendrez ? Est-ce que vous viendrez ? Viendrez-vous ?) ou les préférences concernant l’ordre relatif des compléments du verbe en anglais (give John a book) et en français (donner un livre à Jean). Il s’agit alors, dans des conditions de laboratoire, de faire juger, répéter, ou lire des batteries de phrases tests, en étudiant notamment les mouvements des yeux ou les temps de réponse.
Le titre d’Officier de l’ordre du Mérite a été remis à Anne Abeillé par Claude Hagège, professeur au Collège de France, le 3 novembre dernier à l’université. L’itinéraire de la directrice du LLF (laboratoire de linguistique formelle) a commencé par son entrée à l’université Paris Diderot comme Maitre de conférences en 1994. Ses recherches lui ont valu depuis une médaille de bronze, puis d’argent du CNRS et le grade de Chevalier de la Légion d’honneur en 2008. Alain Kihm, son prédécesseur à la tête du LLF, a eu ces mots lors de la cérémonie : « Cette nouvelle distinction reconnaît ton mérite personnel et celui du laboratoire qui se maintient au premier rang dans la recherche linguistique française. Je pense que ce grade traduit aussi un message de la société que je décoderais ainsi : On ne comprend pas bien ce que vous faites mais ça l’air intéressant et utile ».
Parcours d’Anne Abeillé
Entrée à l’université Paris Diderot comme Maître de conférences en 1994
Médaille de bronze, puis d’argent du CNRS
Chevalier de la Légion d’honneur en 2008